"Magnifique lieu qu’était Bergerac ! La douce matinée de ce mois de juin exhumait les parfums d’un renouveau de la saison chaude.
Il avait longé Monbazillac, et croisa au bord d’un chemin un humble vigneron, tirant lui et sa bête de somme un lourd chariot de raisin fraîchement cueilli. Il s’était arrêté une seconde sur le bas coté, et salua le voyageur.
Ils dissertèrent un moment sur la prochaine cuvée, et se promenèrent quelques instants, dans les vignes, comme si les deux personnages s’étaient déjà connus…
Esisthym caressait les feuilles de vigne, encore couvertes de rosée, et se souvenait que dans les contrées méridionales on les roulait parfois, pour en accommoder quelques légumes ou féculents. Une douce odeur de sucre montait à ses narines, qui, mêlée à l’humidité du sol, donnait l’impression en fermant les yeux d’avoir récupéré un pot de miel dans une cave bien fraîche.
A présent que son nez lui remémorait de si tendres souvenirs d’enfance, le vigneron déboucha une outre pleine de ce vin blanc liquoreux qui faisait la renommée de la région. Esisthym n’en avait encore jamais goûté. Sa bouche s’emplissait à présent de l’eau du désir, le désir de goûter cet amour liquide de la terre des hommes.
Un sucre, une fleur, une âme, une saveur de l’Au-delà. Voilà ce qu’il ressenti, au fur et à mesure où le sirop alcoolisé lui coulait dans le gosier. Tudieu ! Comment ce petit vieillard fragile réussissait t’il à ouvrir de telles fenêtres sur le Paradis, à l’aide de quelques grappes de raisin, et une bonne dose de patience ?
« L’amour cher visiteur…l’amour que m’a donné cette vigne de me lever chaque matin aux aurores, à renifler l’air d’une nuit qui s’apaise, de regarder la brûme à l’aube envelopper de coton chaque chose vivante de cette planète. Arbres, animaux, humains, tous nappés du rideau étoilé de l’eau. Et ce terre que l’on remue avant midi, à l’heure où se mélange à l’odeur de la terre, le souvenir de la dernière anisette que tu as partagé avec tes vieux amis, à cette heure même où tu te prépares à les rejoindre encore, sans avoir trop rien à leur dire.
Mais simplement parler, parler des pétales de ta vigne, de ce raisin doux et sucré qui les ferra chanter en hiver, quand le froid donnera aux hommes de se serrer les uns contre les autres, de se taper fort dans le dos en se disant des mots d’amour, de fraternité, et de bonheur…
Voilà ce qui donne le goût à mon vin, étranger, c’est ce cœur qui se saigne à faire couler l’ichor du Christ qui lui offre sa saveur et son mystère…. »
Esisthym ne savait pas si c’était le vin qui le faisait tituber à présent, ou si c’était les paroles du vieillard…
Voilà en tout cas une des raisons qui l’avait amené à Bergerac, et une des raisons pour laquelle il savait qu’il allait y rester…"
Esisthyme